CHAPITRE XV
Jugement

Nous n’eûmes d’autre choix que d’ouvrir et nous vîmes le bailli à cheval, entouré de soldats, ainsi qu’un homme, qui devait être le comte, debout auprès de sa monture et accompagné de plusieurs cavaliers de sa garde personnelle.

Godwin se jeta aussitôt dans les bras de son frère et lui chuchota quelques mots à l’oreille. Le bailli attendait. Un attroupement de personnages patibulaires se formait, certains portant des massues ; le bailli ordonna rudement à ses hommes de les disperser.

Deux des dominicains étaient là, ainsi que plusieurs prêtres de la cathédrale, en froc blanc ; la foule augmentait de minute en minute. Un murmure parcourut l’assemblée quand Rosa sortit de la maison et rejeta le capuchon de son manteau.

Son grand-père sortit à son tour, suivi du robuste jeune homme juif dont j’ignorais toujours le nom. Il s’immobilisa auprès de Rosa, comme pour la protéger, et j’en fis autant. Dans la foule, tout le monde se mit à parler, et j’entendis prononcer à plusieurs reprises le prénom de Lea. Puis l’un des dominicains demanda, implacable :

— Est-ce Lea, ou bien sa sœur Rosa ?

— Monseigneur, dit le bailli au comte, sentant manifestement qu’il avait attendu aussi longtemps que possible, nous devrions remonter au château et régler cette affaire. L’évêque nous y attend.

Un murmure déçu s’éleva dans la foule. Mais le comte embrassa Rosa sur les joues, et, ayant ordonné à l’un de ses soldats de céder son cheval, la hissa en selle et ouvrit la marche vers le château. Godwin et moi restâmes ensemble durant le trajet sur la route tortueuse, jusqu’à ce que nous arrivions dans la cour du château. Pendant que les hommes descendaient de cheval, je tirai le comte par la manche.

— Envoyez un de vos hommes quérir le chariot qui attend derrière la maison de Meir. Il serait sage qu’il soit ici devant les portes quand Meir et Fluria seront libérés.

Il acquiesça, appela l’un de ses soldats et l’envoya s’en occuper.

— Soyez assuré, me dit-il, qu’ils quitteront les lieux avec moi et escortés par mes gardes.

J’en fus soulagé, car il était venu avec une dizaine de soldats aux montures caparaçonnées et ne semblait ni inquiet ni effrayé. Il prit Rosa dans ses bras pour la faire descendre de cheval, et elle entra sous sa protection avec nous dans la grande salle. Je n’avais pas vu celle-ci lors de ma première visite et constatai aussitôt qu’un tribunal y avait été convoqué. A une table surélevée qui dominait la salle se tenait l’évêque, encadré des prêtres de la cathédrale et d’autres dominicains, dont le frère Antoine. Je vis aussi frère Jérôme, qui semblait accablé par cette situation.

Des exclamations stupéfaites s’élevèrent quand Rosa s’avança vers l’évêque, devant qui elle s’inclina humblement, comme tous les autres, dont le comte.

L’évêque, plus jeune que je ne l’aurais pensé, vêtu de son habit de cérémonie et coiffé de sa mitre, donna l’ordre que soient déférés Meir et Fluria ainsi qu’Isaac et sa famille.

— Que les juifs soient amenés, dit-il finalement.

Bon nombre des émeutiers étaient maintenant arrivés ainsi que quelques femmes et enfants. D’autres, plus échauffés encore, et qui n’avaient pas été autorisés à entrer, se firent entendre dehors jusqu’à ce que l’évêque ordonne qu’on leur intime silence.

C’est alors que je m’aperçus de la présence d’une rangée de soldats en armes derrière l’évêque – sa garde personnelle. Je m’efforçai de dissimuler mon inquiétude. D’une antichambre sortit lady Margaret, parée de soieries, et, avec elle, la petit Eleanor, qui pleurait. Lady Margaret était d’ailleurs elle-même au bord des larmes.

Lorsque Rosa retira son capuchon et s’inclina devant l’évêque, des voix s’élevèrent autour de nous.

— Silence ! ordonna l’évêque.

J’étais terrifié. Je n’avais jamais rien vu d’aussi impressionnant que cette cour : pourvu que les soldats présents parviennent à maintenir l’ordre…

L’évêque était manifestement en colère.

Rosa se tenait devant lui, encadrée par Godwin et Nigel.

— Vous voyez vous-même, monseigneur, dit le comte, que l’enfant est saine et sauve. Elle est rentrée, malgré bien des difficultés en raison de sa récente maladie, afin de faire connaître sa présence parmi vous.

L’évêque s’assit sur un siège à haut dossier tandis que les autres restaient debout. La foule, de plus en plus nombreuse, nous poussait.

Lady Margaret et Nell observaient Rosa. Soudain, celle-ci fondit en larmes et se cacha le visage au creux de l’épaule de Godwin. Lady Margaret s’approcha d’elle et posa affectueusement la main sur son bras.

— Es-tu en vérité l’enfant que j’aimais si tendrement ? Ou bien es-tu sa sœur Rosa ?

— Madame, dit Rosa en sanglotant, je suis revenue, laissant ma sœur à Paris, dans le seul but de prouver que je suis en vie. Je suis en grand désarroi en voyant le malheur que mon départ a causé à mon père et ma mère. Ne comprenez-vous point pourquoi je suis partie au cœur de la nuit ? Je devais rejoindre ma sœur, non seulement à Paris, mais dans sa foi chrétienne, et je ne voulais point entraîner la disgrâce de mes parents.

Ces paroles, prononcées avec la plus grande sincérité, laissèrent lady Margaret sans voix.

— Ainsi, tu jures solennellement, gronda l’évêque d’une voix de stentor, que tu es l’enfant que connaissaient ces gens et non la jumelle de cette enfant venue dissimuler ici que sa sœur a été assassinée ?

Un murmure parcourut l’assemblée.

— Monseigneur, déclara le comte, je connais les deux enfants qui sont sous ma tutelle. Celle-ci est Lea, fort souffrante encore de ce long et pénible voyage.

Soudain, l’attention de tous fut détournée par l’apparition des juifs retenus prisonniers. Meir et Fluria entrèrent les premiers, suivis d’Isaac le médecin et de plusieurs autres, reconnaissables à la rouelle qu’ils arboraient.

Rosa s’arracha aussitôt au comte pour se jeter dans les bras de sa mère, en larmes, en s’écriant, pour que tous entendent :

— Je t’ai causé une honte et une peine indicibles, et j’en suis navrée. Ma sœur et moi n’éprouvons pour toi que de l’amour, même si nous avons été baptisées dans la foi du Christ. Meir et toi pourrez-vous nous pardonner ?

Sans attendre de réponse, elle étreignit Meir, qui l’embrassa, bien qu’il fût blême de peur et qu’il répugnât manifestement à cette comédie. Lady Margaret posa sur Rosa un regard scrutateur et chuchota quelques mots à sa fille, qui alla aussitôt trouver Rosa.

— Mais, Lea, demanda-t-elle, pourquoi ne nous as-tu pas envoyé un message pour annoncer que tu allais embrasser la foi chrétienne ?

— Comment le pouvais-je ? demanda Rosa à travers ses larmes. Que pouvais-je dire ? Tu peux comprendre le déchirement que ma décision allait causer à mes parents chéris ! Que pouvaient-ils faire d’autre qu’envoyer les soldats du comte me conduire à Paris afin que je retrouve ma sœur ? Mais je ne voulais pas que l’on clame dans la juiverie que j’avais trahi mes parents bien-aimés.

Elle continua sur le même registre, pleurant si abondamment que personne ne remarqua qu’elle ne prononçait aucun nom familier tandis qu’elle suppliait chacun de comprendre ce qu’elle éprouvait.

— Si je n’avais vu cette magnifique procession de Noël, dit-elle soudain, frôlant d’un peu trop près le danger, je n’aurais jamais compris pourquoi ma sœur Rosa s’était convertie. Mais, l’ayant vue, j’ai compris, et à peine ai-je été assez remise que je suis allée la rejoindre. Je ne me doutais pas que l’on accuserait ma mère et mon père de m’avoir fait du mal.

— Nous te croyions morte ! s’exclama Eleanor.

Mais avant qu’elle ait pu poursuivre, Rosa lui coupa la parole.

— Comment avez-vous pu méconnaître la bonté de mes parents ? Vous qui êtes venues dans notre maison, comment pouviez-vous croire qu’ils pourraient me faire du mal ?

Lady Margaret et sa fille secouèrent la tête, murmurant qu’elles n’avaient fait que ce qu’elles estimaient juste et que l’on ne pouvait le leur reprocher.

Pour le moment, tout allait bien. Mais frère Antoine prit alors la parole.

— C’est un bien beau spectacle, dit-il d’une voix forte, mais, comme nous le savons très bien, Fluria, fille d’Eli, qui est venu ici aujourd’hui, avait des jumelles, et les jumelles ne sont pas ici ensemble pour la disculper. Comment pouvons-nous être sûrs que tu n’es pas Rosa ?

Un brouhaha approbateur accueillit ses paroles. Rosa n’hésita pas une seconde.

— Ma sœur, une chrétienne baptisée, viendrait-elle défendre mes parents s’ils avaient pris la vie de sa sœur ? Vous ne pouvez que me croire. Je suis Lea. Et je ne désire qu’une chose : retrouver ma sœur à Paris, accompagnée de mon tuteur, le comte Nigel.

— Mais quelle preuve avons-nous ? demanda l’évêque. Ces jumelles n’étaient-elles pas identiques ?

Il fit signe à Rosa de s’approcher encore. La salle résonna de voix irritées et contradictoires. Cependant, rien de tout cela ne m’inquiéta autant que de voir lady Margaret s’avancer vers Rosa en la fixant d’un regard soupçonneux.

Rosa répéta à l’évêque qu’elle jurerait sur la Bible être Lea. Elle regrettait que sa sœur n’ait pu venir, mais elle pensait que ses amies la croiraient.

— Non ! s’écria lady Margaret. Ce n’est pas la même enfant. C’est son double, mais son cœur et son esprit sont différents !

Je crus qu’il allait y avoir une émeute. Des cris furieux fusèrent de tous côtés. L’évêque demanda le silence.

— Qu’on apporte la Bible afin que l’enfant jure, dit-il. Et qu’on apporte le livre sacré des juifs pour que la mère jure que cette enfant est en vérité sa fille Lea.

Aussitôt, Rosa et sa mère échangèrent des regards affolés. La jeune fille se remit à pleurer et se réfugia dans les bras de Fluria. Celle-ci avait l’air épuisée d’avoir été retenue prisonnière, incapable de rien dire ni faire.

On apporta les livres : Meir et Fluria prononcèrent les mensonges que l’on exigeait d’eux. Quant à Rosa, elle posa sans hésiter la main sur l’énorme bible reliée en cuir et déclara, d’une voix sourde et brisée d’émotion :

— Je jure devant vous, par tout ce que je crois en tant que chrétienne, que je suis Lea, fille de Fluria et pupille du comte Nigel, venue ici blanchir le nom de ma mère. Et je désire seulement être autorisée à partir, certaine que mes parents juifs seront en sécurité et ne paieront aucune amende du fait de mon départ.

— Non ! s’écria lady Margaret. Lea ne s’est jamais exprimée avec autant de facilité, jamais de sa vie ! C’était une muette en comparaison de cette enfant ! Je vous le dis, celle-ci cherche à nous duper. Elle est complice du meurtre de sa sœur.

A ces mots, le comte se mit en colère.

— Comment osez-vous contredire ma parole ? tonna-t-il. Et vous, ajouta-t-il avec un regard noir vers l’évêque, comment osez-vous me défier quand je vous dis que je suis le tuteur chrétien de ces deux filles élevées par mon frère ?

— Monseigneur, dit Godwin, je vous en prie, n’allons pas plus avant. Rendez leurs maisons à ces bons juifs. Ne pouvez-vous vous représenter la douleur de ces parents qui ont vu leurs deux filles embrasser la foi chrétienne ? Si honoré que je sois d’être leur professeur et de les aimer d’un sincère amour chrétien, je ne puis qu’éprouver compassion pour les parents qu’elles ont abandonnés.

Un silence se fit, seulement troublé par la vague de murmures fébriles qui parcourut la foule. Il semblait que tout dépendait désormais de lady Margaret. Mais, alors qu’elle allait protester, brandissant l’index vers Rosa, Eli, père de Fluria, s’avança en s’écriant :

— Je demande à être entendu.

Je crus que Godwin allait défaillir. Fluria s’évanouit dans les bras de son mari. Mais le vieil homme imposa le silence à tous. Il fit quelques pas, guidé par Rosa, jusque devant lady Margaret et posa son regard aveugle sur elle.

— Lady Margaret, amie de ma fille Fluria et de son bon époux Meir, comment osez-vous défier la raison et l’esprit d’un grand-père ? C’est ma petite-fille, et je la reconnaîtrais, eût-elle mille jumelles. Voudrais-je serrer contre moi une enfant apostate ? Au grand jamais, non, mais c’est Lea, et je la reconnaîtrais, même si mille Rosa se trouvaient dans cette salle et prétendaient le contraire. Je connais sa voix. Je la connais comme nul voyant ne pourrait la connaître. Irez-vous défier mes cheveux blancs, ma sagesse, mon honnêteté et mon honneur ? (Il agrippa Rosa, qui se jeta dans ses bras, et la serra contre lui.) Lea, murmura-t-il. Lea, ma chère enfant.

— Mais je voulais seulement… commença lady Margaret.

— Silence, ai-je dit ! s’exclama Eli d’une voix caverneuse. Cette enfant est Lea. Moi, qui ai été le chef de la communauté des juifs durant toute ma vie, je l’atteste. Oui, ces filles sont des apostates et doivent être reniées par leurs semblables, et cela me peine grandement, mais il me peine plus encore de voir qu’une chrétienne, par son obstination, a incité cette enfant à abjurer sa foi. Sans vous, jamais elle n’aurait quitté ses pieux parents !

— J’ai seulement fait…

— Vous avez déchiré le cœur d’un foyer ! Et à présent, vous la rejetez quand elle a fait tout ce chemin pour sauver sa mère ? Vous êtes sans cœur, madame. Et votre fille, quel rôle joue-t-elle ici ? Je vous défie de prouver que ce n’est pas la Lea que vous connaissiez. Je vous défie d’avancer la moindre once de preuve qu’elle n’est pas Lea, fille de Fluria !

La foule applaudit.

— Le vieux juif dit vrai, murmura-t-on. Mais oui, il la reconnaît à sa voix.

Lady Margaret fondit en larmes.

— Je ne voulais causer de tort à personne ! gémit-elle en tendant les bras vers l’évêque. Je pensais sincèrement que l’enfant était morte et je m’en croyais la cause.

— Madame, dit Rosa d’une voix timide et haletante, rassurez-vous, je vous en conjure.

La foule se tut pour la laisser poursuivre. Et l’évêque rappela, agacé, le silence aux prêtres qui se chamaillaient, tandis que frère Antoine considérait tout cela d’un air incrédule.

— Lady Margaret, continua Rosa d’une voix brisée, n’eût été votre bonté envers moi, je ne serais jamais allée rejoindre ma sœur dans sa nouvelle foi. Ce que vous ignorez, ce sont les lettres qu’elle m’écrivit et qui ouvrirent la voie pour que je vous accompagne à cette messe chrétienne, mais c’est vous qui avez scellé ma conviction. Pardonnez-moi, pardonnez-moi de tout votre cœur, je vous en prie, de ne pas vous avoir écrit pour vous dire toute ma gratitude. Là encore, mon amour pour ma mère… Oh, ne comprenez-vous point ? Je vous en supplie !

Lady Margaret ne put résister plus longtemps. Elle prit Rosa dans ses bras et répéta qu’elle était navrée d’avoir été cause de tant de peines.

— Monseigneur, dit Eli en faisant face au tribunal, nous laisserez-vous retourner chez nous ? Fluria et Meir désirent quitter la juiverie après tout cet émoi, comme vous le comprendrez certainement, mais personne n’a commis aucun crime. Et nous nous préoccuperons de l’apostasie de ces enfants le temps venu, puisqu’elles ne sont encore que… des enfants.

Lady Margaret et Rosa, enlacées, sanglotaient en chuchotant avec la petite Eleanor. Fluria et Meir restaient cois, le regard fixe, tout comme Isaac le médecin et les autres juifs, sa famille, peut-être, qui avaient été retenus dans la tour.

L’évêque s’assit et eut un geste de dépit.

— Très bien, en ce cas, l’affaire est entendue, dit-il. Vous reconnaissez cette enfant comme Lea.

Lady Margaret hocha vigoureusement la tête.

— Dis-moi seulement, demanda-t-elle à Rosa, que tu me pardonnes pour la peine que j’ai causée à ta mère.

— Je le fais de tout mon cœur, dit Rosa, pendant que tout le monde s’agitait dans la salle.

L’évêque déclara l’affaire close. Le comte donna ordre à ses soldats de reprendre leurs montures et, sans attendre, il fit signe à Meir et à Fluria de le suivre.

Je restai pétrifié. Les dominicains s’attardaient, scrutaient d’un air soupçonneux accusés et témoins. Mais Meir et Fluria sortirent, suivis de Rosa, de lady Margaret et d’Eleanor qui sanglotaient et se tenaient par la main. Je vis toute la famille, maître Eli compris, monter dans le chariot et Rosa étreindre une dernière fois lady Margaret. Les autres juifs avaient commencé à redescendre la colline tandis que les soldats avaient enfourché leurs chevaux. J’eus l’impression de sortir d’un rêve quand Godwin me tira par le bras.

— Venez avant qu’il se passe quelque chose.

— Allez, protestai-je. Il faut que je reste ici. S’il arrive quoi que ce soit, je dois être présent.

Il voulut protester, mais je lui rappelai qu’il devait monter dans le chariot et partir. L’évêque se leva et disparut dans l’antichambre, suivi des prêtres de la cathédrale.

La foule, dispersée et impuissante, regarda le chariot descendre la colline, encadré par les soldats. Le comte lui-même suivait le chariot, droit sur sa selle, le coude plié comme si sa main reposait sur le pommeau de son épée.

Je tournai les talons et traversai la cour. Des traînards me dévisagèrent, ainsi que les dominicains qui m’emboîtèrent le pas. Arrivé sur la route, je pressai l’allure. Devant moi, les juifs poursuivaient leur chemin et le chariot s’éloignait. Puis les chevaux se mirent au trot, et tout le convoi accéléra. Il serait sorti de la ville sous peu. À la hauteur de la cathédrale, mon instinct me poussa vers elle, mais j’entendis des pas derrière moi.

— Et où penses-tu donc aller, à présent, frère Toby ? demanda frère Antoine d’un ton querelleur.

Je poursuivis mon chemin, mais il posa une main sur mon épaule.

— A la cathédrale, rendre grâce. Où irais-je ?

Je pressai le pas autant que je le pouvais sans courir. Soudain, je fus entouré par les dominicains, accompagnés d’une bonne partie des brutes de la ville, qui me considéraient avec curiosité et suspicion.

— Tu crois trouver asile là-bas ! s’exclama frère Antoine. Je crains que tu ne le puisses. (Nous étions au pied de la colline quand il me força à me retourner et brandit son index sous mon nez.) Qui es-tu, au juste, frère Toby ? Toi qui es venu ici nous défier, qui as ramené de Paris une enfant qui n’est peut-être pas celle qu’elle prétend être ?

— Vous avez entendu la décision de l’évêque.

— Oui, elle a force de loi, et tout ira bien, mais qui es-tu et d’où viens-tu ?

Je voyais déjà la façade de la cathédrale et m’engageai dans la rue qui y conduisait. Il tenta de m’arrêter, mais je lui échappai.

— Personne n’a entendu parler de toi, dit l’un des frères, personne de notre chapitre, ni à Paris, ni à Rome, ni à Londres. Nous avons écrit partout et nous savons que tu n’es pas des nôtres.

— Pas un d’entre nous, ne te connaît, moine errant ! clama frère Antoine.

Je continuai mon chemin, poursuivi par leurs pas, en me disant : Tu les entraînes loin de Fluria et de Meir aussi sûrement que le joueur de flûte de Hamelin entraîna les rats loin de la ville.

J’atteignais enfin le parvis de la cathédrale quand, soudain, deux des prêtres s’emparèrent de moi.

— Tu n’entreras pas dans cette église avant de nous avoir répondu. Tu n’es pas des nôtres. Qui t’a envoyé ici ? Qui t’a envoyé à Paris ramener cette fille qui prétend être sa propre sœur ?

J’étais entouré de visages d’hommes menaçants, de femmes, d’enfants, et des torches apparurent dans le crépuscule de cette fin d’après-midi d’hiver. Je me débattis mais ne parvins qu’à renforcer leur détermination. Quelqu’un m’arracha ma besace de cuir.

— Voyons les lettres d’introduction que tu transportes, dit l’un des prêtres en vidant la sacoche.

Il n’en tomba que des pièces d’or et d’argent qui roulèrent sur le sol. La foule poussa une clameur.

— Pas de réponse ? dit frère Antoine. Tu avoues que tu n’es qu’un imposteur ? Nous nous serions trompés d’imposteur depuis le début ? Tu n’es pas un frère dominicain ?

Je lui donnai un violent coup de pied et le repoussai, puis je me dirigeai vers les portes de la cathédrale et m’élançai vers elles, mais un jeune homme me saisit et me plaqua si violemment contre le mur de pierre que j’en restai étourdi.

Oh, si cela avait pu durer éternellement ! Mais je ne pouvais éprouver ce désir. Je rouvris les yeux et vis les prêtres retenir la foule en furie. Frère Antoine criait que c’était leur affaire et qu’ils la régleraient. Mais la populace ne voulait rien entendre.

On m’arracha mon manteau. Quelqu’un me tira brutalement le bras, et une douleur fulgurante remonta jusqu’à mon épaule. Puis on me plaqua de nouveau contre le mur.

Par bribes, comme si ma conscience vacillait, je vis lentement se peindre une scène affreuse. Les prêtres avaient été repoussés vers l’arrière. Il ne restait plus devant moi que les jeunes gens et les femmes les plus hargneux.

— Faux prêtre ! Faux moine ! Imposteur ! scandaient-ils.

Et, alors qu’on me criblait de coups de poing et de coups de pied en déchirant mes vêtements, il me sembla distinguer dans cette masse mouvante d’autres silhouettes. Toutes m’étaient familières. C’étaient celles des hommes que j’avais assassinés.

Ils étaient là, près de moi, enveloppés dans le silence, comme s’ils ne faisaient pas partie de la cohue, invisibles pour les ruffians qui se déchaînaient sur moi. Je vis l’homme que j’avais tué à Mission Inn et, juste à côté de lui, la jeune blonde que j’avais abattue des années plus tôt dans le bordel d’Alonso. Tous me regardaient, et, sur leur visage, je ne voyais nul jugement, nul plaisir, mais une interrogation et de la tristesse.

Quelqu’un m’avait saisi la tête et la cognait contre les pierres. Je sentis le sang couler sur ma nuque et dans mon dos. Puis je ne vis plus rien.

Je songeai avec un étrange détachement à la question que j’avais posée à Malchiah sans obtenir de réponse : pourrais-je mourir à cette époque durant ma mission ? Mais, là, je ne lui demandai rien.

Alors que je succombais sous l’avalanche de coups de pied dans les côtes et le ventre, que j’avais le souffle coupé, que ma vision se brouillait, que la douleur irradiait tous mes membres, je ne murmurai qu’une prière : « Seigneur Dieu, pardonne-moi de m’être éloigné de Toi. »